Père Charles Mallard : Samedi Saint

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Samedi Saint

Nous voici donc au matin du Samedi saint. Rejoignons les apôtres, en nous laissant guider par l’évangile de Luc que nous avons entendu dimanche dernier. C’est le jour du sabbat, ils observent le repos prescrit, mais comment leur cœur serait-il en repos ? La journée d’hier a été éprouvante. Jésus a comparu devant le conseil suprême, le collège des anciens du peuple, des grands prêtres et des scribes. Comme il était prévisible, ils ont fait les questions et les réponses et n’ont pas écouté Jésus. « Si je vous le dis, vous ne me croirez pas ; et si j’interroge, vous ne répondrez pas ». Ensuite, il a comparu devant Pilate, puis Hérode, et encore Pilate qui trois fois a essayé d’extirper Jésus de ses accusateurs – trois fois comme les trois reniements de Pierre ? Finalement le romain s’est rendu à la vocifération des accusateurs qui demandaient la libération d’un émeutier et la crucifixion de Jésus. Ils veulent que soit puni Jésus parce qu’il « sème le trouble et empêche de payer l’impôt à l’empereur », mais ils veulent que soit libéré Barabbas qui avait été jeté en prison pour une émeute survenue dans la vielle et pour meurtre. Face à l’inconséquence des accusateurs, Pilate livre Jésus « à leur bon plaisir ».

Ensuite il y a eu cette longue montée vers le Calvaire, le lieu du Crâne. Avec la rencontre de Simon de Cyrène, la rencontre des pleureuses, celles des malfaiteurs condamnés avec lui, les moqueries des chefs et celles des soldats. Et puis un grand cri, et puis plus rien. Juste la désolation de ceux qui étaient restés jusqu’au bout. Grâce à Joseph d’Arimathie, on a pu épargner au Seigneur la fosse commune et l’ensevelir dignement dans un tombeau où personne n’avait encore été déposé. Il était temps pour les femmes qui observaient tout cela, de rentrer pour le grand sabbat.

Le récit de Luc est assez concis, il ne s’étend pas sur le procès devant le grand conseil. Il est un peu plus dissert sur la confrontation avec Pilate et il rapporte le passage devant Hérode. Mais d’une manière générale, tout va très vite. Il est le seul à rapporter la rencontre avec les femmes de Jérusalem, il est le seul à développer le dialogue avec les deux larrons. Sur les sept paroles du Christ en croix, il en rapporte trois. Les deux premières : « Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (v 34) ; « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis » (v 43) ; et puis la dernière : « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (v 46). Il y a une sorte de contraste entre la sobriété du récit de Luc et les paroles du Seigneur, plus développées, plus travaillées. Alors que dans les autres évangiles, c’est le contraire : le récit et détaillé, mais les paroles de Jésus sont lapidaires : « Femme, voici ton fils, Fils voici ta mère » (Jn) ; « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné » (Mt & Mc) ; « j’ai soif » (Jn) ; « tout est achevé » (Jn).

En nous laissant guider par l’évangile de Luc, nous pouvons imaginer qu’au-delà du tragique déroulement de la Passion, remontent en ce matin à la surface de la mémoire des disciples, les trois rencontres qu’on pourrait qualifier d’incongrues. La comparution devant Hérode ; la rencontre avec les pleureuses de Jérusalem et le dialogue avec les deux malfaiteurs crucifiés avec lui. Elles sont comme des étapes sur le chemin de la croix. Trois balises, trois questions, trois attitudes de Jésus.

Lorsque les accusateurs de Jésus prétendent qu’il soulève le peuple, ils disent qu’il a commencé en Galilée avant de continuer par la Judée. Jésus est renvoyé à sa qualité de galiléen, et Pilate, par courtoisie ou par lâcheté, l’envoie donc à Hérode, tétrarque de Galilée. C’est un des fils d’Hérode le Grand (celui du massacre des innocents), un de ceux à qui les Romains ont confié une partie du royaume. C’est lui, Hérode Antipas, qui a accordé à Salomé la tête de Jean-Baptiste. Il a fait construire Tibériade, en l’honneur de l’empereur Tibère, et après sa destitution par Caligula, il finit sa vie à Saint-Bertrand-de-Comminges où il était exilé. Luc est le seul à rapporter la comparution de Jésus devant Hérode. Peut-être en a-t-il été informé par Manahen, ami d’enfance d’Hérode le tétrarque qu’il cite comme une des figures de l’église d’Antioche (Ac 13,1). Le personnage d’Hérode Antipas est complexe. Marc dit qu’il écoutait Jean-Baptiste avec plaisir (Mc 6,20), mais ça ne l’a pas empêché de lui faire subir cette mort absurde, décapité pour faire plaisir à une danseuse. Déjà Luc avait signalé qu’Hérode était intrigué par Jésus et qu’il cherchait à le voir (cf. Lc 9,7).

Donc, il « éprouve une joie extrême » à voir Jésus … c’est assez inhabituel qu’un juge éprouve une joie extrême à rencontrer celui qu’il doit juger. Luc, précise que le tétrarque « espérait lui voir faire un miracle » ce qui est plutôt l’attitude d’un curieux que d’un admirateur, et c’est une disposition bien ambiguë pour un croyant. Hélas, malgré ses nombreuses questions, Jésus ne lui répond pas. La déception est sans doute à la mesure de l’attente, et le désir se transforme en mépris. Bien sûr, de la part d’Hérode, au tempérament versatile, lui qui accepte de faire décapiter celui qu’il écoutait avec plaisir, le renversement des sentiments n’est pas très surprenant. Il est sans doute l’exemple type de la mauvaise raison de s’intéresser à Jésus. Quand l’intérêt pour le Seigneur est intéressé – si l’on me permet la formule. Quand on attend que Dieu satisfasse nos désirs, plutôt de chercher à faire sa volonté. Quand on est dans une affectivité égocentrée, au lieu d’être dans la disponibilité à la Parole de Dieu. Et c’est sans doute une leçon pour nous aider à discerner ce que nous attendons du Seigneur.

Mais pour les apôtres, il y a plus important. Jésus avait une opportunité unique d’échapper à la condamnation. On ne sait pas bien ce qu’Hérode a demandé, mais avec un peu de courtoisie, il ne devait pas être très difficile de s’attirer non seulement sa sympathie, mais aussi sa protection. Paul, devant le Sanhédrin sera plus astucieux en opposant le parti des Pharisiens à celui des Saducéens. Mais hier, Jésus n’a rien répondu. Son silence est presque insolent. Pourquoi n’a-t-il pas saisi l’occasion ? Pourquoi n’a-t-il pas ménagé celui qui pouvait le sauver ?

Ensuite, sur le chemin du Calvaire, il y a eu la rencontre avec les femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur Jésus. Sans doute s’agissait-il d’un usage, que l’on trouve d’ailleurs mentionné dans le Talmud, où il était de bon ton de pleurer sur le passage d’un condamné. C’est un peu formel mais ce n’est pas sans valeur : c’est une manière institutionalisée d’adoucir le sort des condamnés par un peu de compassion, plutôt que par la vindicte populaire. Cette fois-ci, sans qu’elles n’aient rien demandé, Jésus s’adresse à elles. Mais ce qu’il leur dit est plutôt dur. « Pleurez plutôt sur vous-mêmes et vos enfants ». Et il annonce des malheurs dans lesquels on reconnait facilement la dramatique destruction de Jérusalem par les Romains Cela fait d’ailleurs partie des indices qui conduisent les exégètes à penser que l’évangile de Luc a été rédigé après 70. Les paroles de Jésus résonnent des Lamentations quand elles évoquent « l’enfant et le nourrisson meurent dans les rues de la cité, expirent dans les bras de leurs mères » (Lm 2,11-12). Il y a aussi une allusion à Job : « l’arbre a une espérance : si on le coupe, il reverdit » (Jb 14,7). Surtout il y a la citation presque littérale d’Osée (Os 10,8) : « ils diront aux montagnes “couvrez-nous” et aux collines : “tombez sur nous” ». Bien sûr, on n’imagine pas qu’à ce moment-là Jésus s’amuse à montrer sa connaissance de l’Ancien Testament, mais puisque sa parole est pétrie de celle des prophètes, cela nous invite à la considérer, non pas comme une malédiction, mais comme un avertissement. Le plus grand drame n’est pas celui de Jésus, mais celui de ceux qui l’ont condamné. Si l’on punit l’innocent, comment le coupable sera-t-il traité ? Plutôt que de pleurer sur la paille dans l’œil du voisin, ne faut-il pas pleurer sur la poutre dans notre œil ?

La rencontre avec les femmes de Jérusalem envoie des signaux assez confus. Jésus répond plutôt rudement à la compassion. Est-ce pour démasquer l’hypocrisie d’un rite ? C’est possible, et ce serait assez bien dans ses manières, mais d’habitude l’évangile explique ce qu’il y a de faux chez ceux que Jésus remet à leur place. Est-ce une manière de se venger de son sort par une menace ? Ça ne ressemble pas beaucoup au Seigneur, et il n’y a pas beaucoup d’agressivité ou de méchanceté dans les paroles qu’il dit, il est presque désolé de ce qu’il annonce. C’est un avertissement, manifestement, mais de quoi ? Au matin du samedi saint, on ne connaît pas encore la prise de Jérusalem par Titus qui surviendra 40 ans plus tard environ, alors le cœur de l’avertissement ne peut pas être seulement historique. On remarque d’abord une attitude magistrale : on l’imagine bien se redressant pour s’adresser aux femmes. C’est aussi une manière d’affirmer son innocence : lui est le bois vert, tandis que le peuple est le bois sec. C’est donc un avertissement de l’injustice de la situation : le plus triste n’est pas tant ce que, lui, subit, c’est plutôt ce vers quoi est conduit le peuple. Il vaut mieux se lamenter de l’injustice qu’on ne corrige pas que de la souffrance qu’on observe. Mais pourquoi Jésus semble-t-il refuser la compassion ? Peut-être parce qu’il n’est pas en train de recevoir mais de donner. Au cœur du supplice, Jésus reste fort, majestueux. Juste après, il prie : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». C’est toujours magistral … c’est un peu plus miséricordieux, mais quand la miséricorde invite à la conversion, ne doit-elle pas être un peu rude ?

Enfin il y a eu, sur la croix, la rencontre avec les deux malfaiteurs condamnés avec lui. Matthieu et Marc disent que les deux l’injuriaient, mais Luc est plus nuancé. La tradition les appelle Dismas et Gesmas … Dismas à droite, le bon larron ; Gesmas à gauche, le mauvais larron, selon la symbolique latérale classique. Bien sûr, on n’engagera pas de polémique historique sur ces noms. Cela dit, Dismas est inscrit au martyrologe romain au 25 mars … donc sa mémoire est occultée par l’annonciation ! Mais, puisqu’on honore un saint le jour de sa naissance au ciel, c’est surtout le signe d’une antique tradition qui fait du 25 mars la date de la mort du Seigneur. Et donc aussi de sa conception puisqu’on part du principe qu’il a une humanité parfaite et donc un comput d’année sans décimale. Simple parenthèse pour rappeler que c’est Pâque qui commande Noël et non pas les habitudes païennes ! Mais revenons à nos larrons. L’un interpelle le Seigneur comme Christ, l’autre s’adresse à lui comme Roi. C’est un peu la question qui revient tout au long de la passion ! Le problème pour nous, c’est que la bonne approche ne semble pas être la nôtre, puisqu’on parle de Jésus-Christ plutôt que de Jésus-Roi, et que c’est le mauvais larron qui utilise le titre de Christ ! Sans doute qu’à ce moment-là, le titre de Christ présentait une grosse ambiguïté : la nature du Salut. Le mauvais larron reprend les moqueries des chefs du peuple : « sauve-toi » et il rajoute « et nous avec ». Comme si le salut était une chose mafieuse et qu’il suffisait d’être compagnon d’infortune pour bénéficier du salut. Mais le Christ n’est pas venu pour se sauver. D’ailleurs, on ne se sauve pas soi-même. Et le salut n’est pas temporel : on n’est pas sauvé des hommes, mais du péché. Et puis, il y a fort à penser que le mauvais larron ne pense pas un mot de ce qu’il dit.

En revanche Dismas … permettez-moi de l’appeler par son nom ! Dismas, donc a une tout autre approche. D’abord il reconnaît la justice de son sort, auquel il ne cherche pas à échapper. Dans le même mouvement il reconnaît l’injustice de la situation de Jésus. Même s’il ne l’a pas toujours respectée, il reste attaché à la justice. Et surtout il reconnaît la dignité de Jésus : « quand tu viendras avec ton royaume ». Une double confession : de son péché et de sa foi. Saint Augustin note qu’il accomplit ainsi ce que Rm 10,9-10 dit être essentiel au salut : « confesser de sa bouche que Jésus est Seigneur ; croire en son cœur à sa Résurrection ». Même s’il n’est que la sixième heure, le bon larron ressemble à l’ouvrier de la 11ème heure ! Ce qui est surtout frappant, c’est la réponse de Jésus : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis » … Le Paradis, c’est le jardin des origines, le lieu de la plénitude de la présence de Dieu et Jésus lui-même indique que c’est notre destination ! Avec une certaine malice, Claudel l’imagine arriver le vendredi soir, un peu en avance sur Jésus qui doit d’abord descendre aux enfers et n’arriver que le matin du dimanche, tout gêné comme un invité en avance ! Pour éviter cet embarras, d’autres le font passer par les enfers, dernier arrivé remontant dans la gloire de Dieu en compagnie d’Adam, le premier arrivé. S’étonnera-t-on que Jésus fasse arriver les derniers en premier ?

En vérité, tout cela n’a aucune importance, surtout pour les apôtres au matin du samedi saint. Ce qui leur importe c’est cet « aujourd’hui » ; c’est ce Paradis où Jésus a dit être non pas tout seul, mais en compagnie de ceux qui reconnaissent sa royauté. Ce qui importe ce matin c’est cette prière qu’il adresse par deux fois au Père : « pardonne-leur » et « en tes mains je remets mon esprit ». Signe que Jésus reste le fils du Très-Haut … qu’il dépasse nos schémas, nos calculs et nos habitudes. C’est à cela qu’il n’a pas voulu échapper en flattant les puissants, c’est pour cela qu’il est moins à plaindre que ceux qui restent tributaires des passions de l’histoire.

Ce matin dans le silence du grand sabbat, les disciples sont en deuil mais l’absence du Seigneur provoque le souvenir. Ils sont désemparés mais leur désarroi les invite à la confiance. Ils sont accablés mais la tristesse permet la persévérance. Le samedi saint nous dépouille et nous purifie.

Certainement la mort de Jésus a mis fin à aux rêves messianiques de ses partisans. Pourtant son silence devant Hérode rappelle que la Parole de Dieu n’est pas là pour répondre à nos illusions, et que c’est dans le silence de nos cœurs que murmure la brise légère de la Parole de Dieu.

Sans doute les disciples éprouvent-ils une certaine honte d’avoir fui, de n’avoir rien pu faire. Dans la tristesse du samedi saint, il y a une pointe de regret d’avoir été dépassé par les événements. Mais les paroles de Jésus aux femmes de Jérusalem rappellent que l’histoire ne se vit pas au bord du chemin, on y est plongé, et c’est quand on accepte de ne plus être dans le contrôle, que l’on peut s’ouvrir au mystère.

Nous savons aussi que les disciples étaient rassemblés, dans la peine, mais aussi dans la peur. Paradoxalement, le maître a été frappé, mais le troupeau ne s’est pas dispersé, il fait corps. Belle expression pour annoncer ce que sera l’Église. Sans doute manque-t-il quelque chose, mais la fidélité de leur attachement au Seigneur est le début de la communion.

Au cœur du grand silence du samedi saint, il reste cette affirmation qui est plus qu’une promesse : « aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis » et c’est une lueur qui brille dans l’obscurité de la tristesse, c’est une lumière qui éclaire les ténèbres de l’inconnu, c’est l’aube d’un jour nouveau qui s’annonce.

Si nous le voulons bien, comme pour les disciples, ce temps peut être l’aujourd’hui où commence la foi, l’aujourd’hui où s’allume l’espérance, l’aujourd’hui où germe la charité.

Publié le 19 avril 2025

Père Charles Mallard : Samedi Saint

Samedi Saint

Nous voici donc au matin du Samedi saint. Rejoignons les apôtres, en nous laissant guider par l’évangile de Luc que nous avons entendu dimanche dernier. C’est le jour du sabbat, ils observent le repos prescrit, mais comment leur cœur serait-il en repos ? La journée d’hier a été éprouvante. Jésus a comparu devant le conseil suprême, le collège des anciens du peuple, des grands prêtres et des scribes. Comme il était prévisible, ils ont fait les questions et les réponses et n’ont pas écouté Jésus. « Si je vous le dis, vous ne me croirez pas ; et si j’interroge, vous ne répondrez pas ». Ensuite, il a comparu devant Pilate, puis Hérode, et encore Pilate qui trois fois a essayé d’extirper Jésus de ses accusateurs – trois fois comme les trois reniements de Pierre ? Finalement le romain s’est rendu à la vocifération des accusateurs qui demandaient la libération d’un émeutier et la crucifixion de Jésus. Ils veulent que soit puni Jésus parce qu’il « sème le trouble et empêche de payer l’impôt à l’empereur », mais ils veulent que soit libéré Barabbas qui avait été jeté en prison pour une émeute survenue dans la vielle et pour meurtre. Face à l’inconséquence des accusateurs, Pilate livre Jésus « à leur bon plaisir ».

Ensuite il y a eu cette longue montée vers le Calvaire, le lieu du Crâne. Avec la rencontre de Simon de Cyrène, la rencontre des pleureuses, celles des malfaiteurs condamnés avec lui, les moqueries des chefs et celles des soldats. Et puis un grand cri, et puis plus rien. Juste la désolation de ceux qui étaient restés jusqu’au bout. Grâce à Joseph d’Arimathie, on a pu épargner au Seigneur la fosse commune et l’ensevelir dignement dans un tombeau où personne n’avait encore été déposé. Il était temps pour les femmes qui observaient tout cela, de rentrer pour le grand sabbat.

Le récit de Luc est assez concis, il ne s’étend pas sur le procès devant le grand conseil. Il est un peu plus dissert sur la confrontation avec Pilate et il rapporte le passage devant Hérode. Mais d’une manière générale, tout va très vite. Il est le seul à rapporter la rencontre avec les femmes de Jérusalem, il est le seul à développer le dialogue avec les deux larrons. Sur les sept paroles du Christ en croix, il en rapporte trois. Les deux premières : « Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (v 34) ; « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis » (v 43) ; et puis la dernière : « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (v 46). Il y a une sorte de contraste entre la sobriété du récit de Luc et les paroles du Seigneur, plus développées, plus travaillées. Alors que dans les autres évangiles, c’est le contraire : le récit et détaillé, mais les paroles de Jésus sont lapidaires : « Femme, voici ton fils, Fils voici ta mère » (Jn) ; « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné » (Mt & Mc) ; « j’ai soif » (Jn) ; « tout est achevé » (Jn).

En nous laissant guider par l’évangile de Luc, nous pouvons imaginer qu’au-delà du tragique déroulement de la Passion, remontent en ce matin à la surface de la mémoire des disciples, les trois rencontres qu’on pourrait qualifier d’incongrues. La comparution devant Hérode ; la rencontre avec les pleureuses de Jérusalem et le dialogue avec les deux malfaiteurs crucifiés avec lui. Elles sont comme des étapes sur le chemin de la croix. Trois balises, trois questions, trois attitudes de Jésus.

Lorsque les accusateurs de Jésus prétendent qu’il soulève le peuple, ils disent qu’il a commencé en Galilée avant de continuer par la Judée. Jésus est renvoyé à sa qualité de galiléen, et Pilate, par courtoisie ou par lâcheté, l’envoie donc à Hérode, tétrarque de Galilée. C’est un des fils d’Hérode le Grand (celui du massacre des innocents), un de ceux à qui les Romains ont confié une partie du royaume. C’est lui, Hérode Antipas, qui a accordé à Salomé la tête de Jean-Baptiste. Il a fait construire Tibériade, en l’honneur de l’empereur Tibère, et après sa destitution par Caligula, il finit sa vie à Saint-Bertrand-de-Comminges où il était exilé. Luc est le seul à rapporter la comparution de Jésus devant Hérode. Peut-être en a-t-il été informé par Manahen, ami d’enfance d’Hérode le tétrarque qu’il cite comme une des figures de l’église d’Antioche (Ac 13,1). Le personnage d’Hérode Antipas est complexe. Marc dit qu’il écoutait Jean-Baptiste avec plaisir (Mc 6,20), mais ça ne l’a pas empêché de lui faire subir cette mort absurde, décapité pour faire plaisir à une danseuse. Déjà Luc avait signalé qu’Hérode était intrigué par Jésus et qu’il cherchait à le voir (cf. Lc 9,7).

Donc, il « éprouve une joie extrême » à voir Jésus … c’est assez inhabituel qu’un juge éprouve une joie extrême à rencontrer celui qu’il doit juger. Luc, précise que le tétrarque « espérait lui voir faire un miracle » ce qui est plutôt l’attitude d’un curieux que d’un admirateur, et c’est une disposition bien ambiguë pour un croyant. Hélas, malgré ses nombreuses questions, Jésus ne lui répond pas. La déception est sans doute à la mesure de l’attente, et le désir se transforme en mépris. Bien sûr, de la part d’Hérode, au tempérament versatile, lui qui accepte de faire décapiter celui qu’il écoutait avec plaisir, le renversement des sentiments n’est pas très surprenant. Il est sans doute l’exemple type de la mauvaise raison de s’intéresser à Jésus. Quand l’intérêt pour le Seigneur est intéressé – si l’on me permet la formule. Quand on attend que Dieu satisfasse nos désirs, plutôt de chercher à faire sa volonté. Quand on est dans une affectivité égocentrée, au lieu d’être dans la disponibilité à la Parole de Dieu. Et c’est sans doute une leçon pour nous aider à discerner ce que nous attendons du Seigneur.

Mais pour les apôtres, il y a plus important. Jésus avait une opportunité unique d’échapper à la condamnation. On ne sait pas bien ce qu’Hérode a demandé, mais avec un peu de courtoisie, il ne devait pas être très difficile de s’attirer non seulement sa sympathie, mais aussi sa protection. Paul, devant le Sanhédrin sera plus astucieux en opposant le parti des Pharisiens à celui des Saducéens. Mais hier, Jésus n’a rien répondu. Son silence est presque insolent. Pourquoi n’a-t-il pas saisi l’occasion ? Pourquoi n’a-t-il pas ménagé celui qui pouvait le sauver ?

Ensuite, sur le chemin du Calvaire, il y a eu la rencontre avec les femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur Jésus. Sans doute s’agissait-il d’un usage, que l’on trouve d’ailleurs mentionné dans le Talmud, où il était de bon ton de pleurer sur le passage d’un condamné. C’est un peu formel mais ce n’est pas sans valeur : c’est une manière institutionalisée d’adoucir le sort des condamnés par un peu de compassion, plutôt que par la vindicte populaire. Cette fois-ci, sans qu’elles n’aient rien demandé, Jésus s’adresse à elles. Mais ce qu’il leur dit est plutôt dur. « Pleurez plutôt sur vous-mêmes et vos enfants ». Et il annonce des malheurs dans lesquels on reconnait facilement la dramatique destruction de Jérusalem par les Romains Cela fait d’ailleurs partie des indices qui conduisent les exégètes à penser que l’évangile de Luc a été rédigé après 70. Les paroles de Jésus résonnent des Lamentations quand elles évoquent « l’enfant et le nourrisson meurent dans les rues de la cité, expirent dans les bras de leurs mères » (Lm 2,11-12). Il y a aussi une allusion à Job : « l’arbre a une espérance : si on le coupe, il reverdit » (Jb 14,7). Surtout il y a la citation presque littérale d’Osée (Os 10,8) : « ils diront aux montagnes “couvrez-nous” et aux collines : “tombez sur nous” ». Bien sûr, on n’imagine pas qu’à ce moment-là Jésus s’amuse à montrer sa connaissance de l’Ancien Testament, mais puisque sa parole est pétrie de celle des prophètes, cela nous invite à la considérer, non pas comme une malédiction, mais comme un avertissement. Le plus grand drame n’est pas celui de Jésus, mais celui de ceux qui l’ont condamné. Si l’on punit l’innocent, comment le coupable sera-t-il traité ? Plutôt que de pleurer sur la paille dans l’œil du voisin, ne faut-il pas pleurer sur la poutre dans notre œil ?

La rencontre avec les femmes de Jérusalem envoie des signaux assez confus. Jésus répond plutôt rudement à la compassion. Est-ce pour démasquer l’hypocrisie d’un rite ? C’est possible, et ce serait assez bien dans ses manières, mais d’habitude l’évangile explique ce qu’il y a de faux chez ceux que Jésus remet à leur place. Est-ce une manière de se venger de son sort par une menace ? Ça ne ressemble pas beaucoup au Seigneur, et il n’y a pas beaucoup d’agressivité ou de méchanceté dans les paroles qu’il dit, il est presque désolé de ce qu’il annonce. C’est un avertissement, manifestement, mais de quoi ? Au matin du samedi saint, on ne connaît pas encore la prise de Jérusalem par Titus qui surviendra 40 ans plus tard environ, alors le cœur de l’avertissement ne peut pas être seulement historique. On remarque d’abord une attitude magistrale : on l’imagine bien se redressant pour s’adresser aux femmes. C’est aussi une manière d’affirmer son innocence : lui est le bois vert, tandis que le peuple est le bois sec. C’est donc un avertissement de l’injustice de la situation : le plus triste n’est pas tant ce que, lui, subit, c’est plutôt ce vers quoi est conduit le peuple. Il vaut mieux se lamenter de l’injustice qu’on ne corrige pas que de la souffrance qu’on observe. Mais pourquoi Jésus semble-t-il refuser la compassion ? Peut-être parce qu’il n’est pas en train de recevoir mais de donner. Au cœur du supplice, Jésus reste fort, majestueux. Juste après, il prie : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». C’est toujours magistral … c’est un peu plus miséricordieux, mais quand la miséricorde invite à la conversion, ne doit-elle pas être un peu rude ?

Enfin il y a eu, sur la croix, la rencontre avec les deux malfaiteurs condamnés avec lui. Matthieu et Marc disent que les deux l’injuriaient, mais Luc est plus nuancé. La tradition les appelle Dismas et Gesmas … Dismas à droite, le bon larron ; Gesmas à gauche, le mauvais larron, selon la symbolique latérale classique. Bien sûr, on n’engagera pas de polémique historique sur ces noms. Cela dit, Dismas est inscrit au martyrologe romain au 25 mars … donc sa mémoire est occultée par l’annonciation ! Mais, puisqu’on honore un saint le jour de sa naissance au ciel, c’est surtout le signe d’une antique tradition qui fait du 25 mars la date de la mort du Seigneur. Et donc aussi de sa conception puisqu’on part du principe qu’il a une humanité parfaite et donc un comput d’année sans décimale. Simple parenthèse pour rappeler que c’est Pâque qui commande Noël et non pas les habitudes païennes ! Mais revenons à nos larrons. L’un interpelle le Seigneur comme Christ, l’autre s’adresse à lui comme Roi. C’est un peu la question qui revient tout au long de la passion ! Le problème pour nous, c’est que la bonne approche ne semble pas être la nôtre, puisqu’on parle de Jésus-Christ plutôt que de Jésus-Roi, et que c’est le mauvais larron qui utilise le titre de Christ ! Sans doute qu’à ce moment-là, le titre de Christ présentait une grosse ambiguïté : la nature du Salut. Le mauvais larron reprend les moqueries des chefs du peuple : « sauve-toi » et il rajoute « et nous avec ». Comme si le salut était une chose mafieuse et qu’il suffisait d’être compagnon d’infortune pour bénéficier du salut. Mais le Christ n’est pas venu pour se sauver. D’ailleurs, on ne se sauve pas soi-même. Et le salut n’est pas temporel : on n’est pas sauvé des hommes, mais du péché. Et puis, il y a fort à penser que le mauvais larron ne pense pas un mot de ce qu’il dit.

En revanche Dismas … permettez-moi de l’appeler par son nom ! Dismas, donc a une tout autre approche. D’abord il reconnaît la justice de son sort, auquel il ne cherche pas à échapper. Dans le même mouvement il reconnaît l’injustice de la situation de Jésus. Même s’il ne l’a pas toujours respectée, il reste attaché à la justice. Et surtout il reconnaît la dignité de Jésus : « quand tu viendras avec ton royaume ». Une double confession : de son péché et de sa foi. Saint Augustin note qu’il accomplit ainsi ce que Rm 10,9-10 dit être essentiel au salut : « confesser de sa bouche que Jésus est Seigneur ; croire en son cœur à sa Résurrection ». Même s’il n’est que la sixième heure, le bon larron ressemble à l’ouvrier de la 11ème heure ! Ce qui est surtout frappant, c’est la réponse de Jésus : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis » … Le Paradis, c’est le jardin des origines, le lieu de la plénitude de la présence de Dieu et Jésus lui-même indique que c’est notre destination ! Avec une certaine malice, Claudel l’imagine arriver le vendredi soir, un peu en avance sur Jésus qui doit d’abord descendre aux enfers et n’arriver que le matin du dimanche, tout gêné comme un invité en avance ! Pour éviter cet embarras, d’autres le font passer par les enfers, dernier arrivé remontant dans la gloire de Dieu en compagnie d’Adam, le premier arrivé. S’étonnera-t-on que Jésus fasse arriver les derniers en premier ?

En vérité, tout cela n’a aucune importance, surtout pour les apôtres au matin du samedi saint. Ce qui leur importe c’est cet « aujourd’hui » ; c’est ce Paradis où Jésus a dit être non pas tout seul, mais en compagnie de ceux qui reconnaissent sa royauté. Ce qui importe ce matin c’est cette prière qu’il adresse par deux fois au Père : « pardonne-leur » et « en tes mains je remets mon esprit ». Signe que Jésus reste le fils du Très-Haut … qu’il dépasse nos schémas, nos calculs et nos habitudes. C’est à cela qu’il n’a pas voulu échapper en flattant les puissants, c’est pour cela qu’il est moins à plaindre que ceux qui restent tributaires des passions de l’histoire.

Ce matin dans le silence du grand sabbat, les disciples sont en deuil mais l’absence du Seigneur provoque le souvenir. Ils sont désemparés mais leur désarroi les invite à la confiance. Ils sont accablés mais la tristesse permet la persévérance. Le samedi saint nous dépouille et nous purifie.

Certainement la mort de Jésus a mis fin à aux rêves messianiques de ses partisans. Pourtant son silence devant Hérode rappelle que la Parole de Dieu n’est pas là pour répondre à nos illusions, et que c’est dans le silence de nos cœurs que murmure la brise légère de la Parole de Dieu.

Sans doute les disciples éprouvent-ils une certaine honte d’avoir fui, de n’avoir rien pu faire. Dans la tristesse du samedi saint, il y a une pointe de regret d’avoir été dépassé par les événements. Mais les paroles de Jésus aux femmes de Jérusalem rappellent que l’histoire ne se vit pas au bord du chemin, on y est plongé, et c’est quand on accepte de ne plus être dans le contrôle, que l’on peut s’ouvrir au mystère.

Nous savons aussi que les disciples étaient rassemblés, dans la peine, mais aussi dans la peur. Paradoxalement, le maître a été frappé, mais le troupeau ne s’est pas dispersé, il fait corps. Belle expression pour annoncer ce que sera l’Église. Sans doute manque-t-il quelque chose, mais la fidélité de leur attachement au Seigneur est le début de la communion.

Au cœur du grand silence du samedi saint, il reste cette affirmation qui est plus qu’une promesse : « aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis » et c’est une lueur qui brille dans l’obscurité de la tristesse, c’est une lumière qui éclaire les ténèbres de l’inconnu, c’est l’aube d’un jour nouveau qui s’annonce.

Si nous le voulons bien, comme pour les disciples, ce temps peut être l’aujourd’hui où commence la foi, l’aujourd’hui où s’allume l’espérance, l’aujourd’hui où germe la charité.

Publié le 19 avril 2025

Père Charles Mallard : Samedi Saint

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Samedi Saint

Nous voici donc au matin du Samedi saint. Rejoignons les apôtres, en nous laissant guider par l’évangile de Luc que nous avons entendu dimanche dernier. C’est le jour du sabbat, ils observent le repos prescrit, mais comment leur cœur serait-il en repos ? La journée d’hier a été éprouvante. Jésus a comparu devant le conseil suprême, le collège des anciens du peuple, des grands prêtres et des scribes. Comme il était prévisible, ils ont fait les questions et les réponses et n’ont pas écouté Jésus. « Si je vous le dis, vous ne me croirez pas ; et si j’interroge, vous ne répondrez pas ». Ensuite, il a comparu devant Pilate, puis Hérode, et encore Pilate qui trois fois a essayé d’extirper Jésus de ses accusateurs – trois fois comme les trois reniements de Pierre ? Finalement le romain s’est rendu à la vocifération des accusateurs qui demandaient la libération d’un émeutier et la crucifixion de Jésus. Ils veulent que soit puni Jésus parce qu’il « sème le trouble et empêche de payer l’impôt à l’empereur », mais ils veulent que soit libéré Barabbas qui avait été jeté en prison pour une émeute survenue dans la vielle et pour meurtre. Face à l’inconséquence des accusateurs, Pilate livre Jésus « à leur bon plaisir ».

Ensuite il y a eu cette longue montée vers le Calvaire, le lieu du Crâne. Avec la rencontre de Simon de Cyrène, la rencontre des pleureuses, celles des malfaiteurs condamnés avec lui, les moqueries des chefs et celles des soldats. Et puis un grand cri, et puis plus rien. Juste la désolation de ceux qui étaient restés jusqu’au bout. Grâce à Joseph d’Arimathie, on a pu épargner au Seigneur la fosse commune et l’ensevelir dignement dans un tombeau où personne n’avait encore été déposé. Il était temps pour les femmes qui observaient tout cela, de rentrer pour le grand sabbat.

Le récit de Luc est assez concis, il ne s’étend pas sur le procès devant le grand conseil. Il est un peu plus dissert sur la confrontation avec Pilate et il rapporte le passage devant Hérode. Mais d’une manière générale, tout va très vite. Il est le seul à rapporter la rencontre avec les femmes de Jérusalem, il est le seul à développer le dialogue avec les deux larrons. Sur les sept paroles du Christ en croix, il en rapporte trois. Les deux premières : « Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (v 34) ; « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis » (v 43) ; et puis la dernière : « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (v 46). Il y a une sorte de contraste entre la sobriété du récit de Luc et les paroles du Seigneur, plus développées, plus travaillées. Alors que dans les autres évangiles, c’est le contraire : le récit et détaillé, mais les paroles de Jésus sont lapidaires : « Femme, voici ton fils, Fils voici ta mère » (Jn) ; « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné » (Mt & Mc) ; « j’ai soif » (Jn) ; « tout est achevé » (Jn).

En nous laissant guider par l’évangile de Luc, nous pouvons imaginer qu’au-delà du tragique déroulement de la Passion, remontent en ce matin à la surface de la mémoire des disciples, les trois rencontres qu’on pourrait qualifier d’incongrues. La comparution devant Hérode ; la rencontre avec les pleureuses de Jérusalem et le dialogue avec les deux malfaiteurs crucifiés avec lui. Elles sont comme des étapes sur le chemin de la croix. Trois balises, trois questions, trois attitudes de Jésus.

Lorsque les accusateurs de Jésus prétendent qu’il soulève le peuple, ils disent qu’il a commencé en Galilée avant de continuer par la Judée. Jésus est renvoyé à sa qualité de galiléen, et Pilate, par courtoisie ou par lâcheté, l’envoie donc à Hérode, tétrarque de Galilée. C’est un des fils d’Hérode le Grand (celui du massacre des innocents), un de ceux à qui les Romains ont confié une partie du royaume. C’est lui, Hérode Antipas, qui a accordé à Salomé la tête de Jean-Baptiste. Il a fait construire Tibériade, en l’honneur de l’empereur Tibère, et après sa destitution par Caligula, il finit sa vie à Saint-Bertrand-de-Comminges où il était exilé. Luc est le seul à rapporter la comparution de Jésus devant Hérode. Peut-être en a-t-il été informé par Manahen, ami d’enfance d’Hérode le tétrarque qu’il cite comme une des figures de l’église d’Antioche (Ac 13,1). Le personnage d’Hérode Antipas est complexe. Marc dit qu’il écoutait Jean-Baptiste avec plaisir (Mc 6,20), mais ça ne l’a pas empêché de lui faire subir cette mort absurde, décapité pour faire plaisir à une danseuse. Déjà Luc avait signalé qu’Hérode était intrigué par Jésus et qu’il cherchait à le voir (cf. Lc 9,7).

Donc, il « éprouve une joie extrême » à voir Jésus … c’est assez inhabituel qu’un juge éprouve une joie extrême à rencontrer celui qu’il doit juger. Luc, précise que le tétrarque « espérait lui voir faire un miracle » ce qui est plutôt l’attitude d’un curieux que d’un admirateur, et c’est une disposition bien ambiguë pour un croyant. Hélas, malgré ses nombreuses questions, Jésus ne lui répond pas. La déception est sans doute à la mesure de l’attente, et le désir se transforme en mépris. Bien sûr, de la part d’Hérode, au tempérament versatile, lui qui accepte de faire décapiter celui qu’il écoutait avec plaisir, le renversement des sentiments n’est pas très surprenant. Il est sans doute l’exemple type de la mauvaise raison de s’intéresser à Jésus. Quand l’intérêt pour le Seigneur est intéressé – si l’on me permet la formule. Quand on attend que Dieu satisfasse nos désirs, plutôt de chercher à faire sa volonté. Quand on est dans une affectivité égocentrée, au lieu d’être dans la disponibilité à la Parole de Dieu. Et c’est sans doute une leçon pour nous aider à discerner ce que nous attendons du Seigneur.

Mais pour les apôtres, il y a plus important. Jésus avait une opportunité unique d’échapper à la condamnation. On ne sait pas bien ce qu’Hérode a demandé, mais avec un peu de courtoisie, il ne devait pas être très difficile de s’attirer non seulement sa sympathie, mais aussi sa protection. Paul, devant le Sanhédrin sera plus astucieux en opposant le parti des Pharisiens à celui des Saducéens. Mais hier, Jésus n’a rien répondu. Son silence est presque insolent. Pourquoi n’a-t-il pas saisi l’occasion ? Pourquoi n’a-t-il pas ménagé celui qui pouvait le sauver ?

Ensuite, sur le chemin du Calvaire, il y a eu la rencontre avec les femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur Jésus. Sans doute s’agissait-il d’un usage, que l’on trouve d’ailleurs mentionné dans le Talmud, où il était de bon ton de pleurer sur le passage d’un condamné. C’est un peu formel mais ce n’est pas sans valeur : c’est une manière institutionalisée d’adoucir le sort des condamnés par un peu de compassion, plutôt que par la vindicte populaire. Cette fois-ci, sans qu’elles n’aient rien demandé, Jésus s’adresse à elles. Mais ce qu’il leur dit est plutôt dur. « Pleurez plutôt sur vous-mêmes et vos enfants ». Et il annonce des malheurs dans lesquels on reconnait facilement la dramatique destruction de Jérusalem par les Romains Cela fait d’ailleurs partie des indices qui conduisent les exégètes à penser que l’évangile de Luc a été rédigé après 70. Les paroles de Jésus résonnent des Lamentations quand elles évoquent « l’enfant et le nourrisson meurent dans les rues de la cité, expirent dans les bras de leurs mères » (Lm 2,11-12). Il y a aussi une allusion à Job : « l’arbre a une espérance : si on le coupe, il reverdit » (Jb 14,7). Surtout il y a la citation presque littérale d’Osée (Os 10,8) : « ils diront aux montagnes “couvrez-nous” et aux collines : “tombez sur nous” ». Bien sûr, on n’imagine pas qu’à ce moment-là Jésus s’amuse à montrer sa connaissance de l’Ancien Testament, mais puisque sa parole est pétrie de celle des prophètes, cela nous invite à la considérer, non pas comme une malédiction, mais comme un avertissement. Le plus grand drame n’est pas celui de Jésus, mais celui de ceux qui l’ont condamné. Si l’on punit l’innocent, comment le coupable sera-t-il traité ? Plutôt que de pleurer sur la paille dans l’œil du voisin, ne faut-il pas pleurer sur la poutre dans notre œil ?

La rencontre avec les femmes de Jérusalem envoie des signaux assez confus. Jésus répond plutôt rudement à la compassion. Est-ce pour démasquer l’hypocrisie d’un rite ? C’est possible, et ce serait assez bien dans ses manières, mais d’habitude l’évangile explique ce qu’il y a de faux chez ceux que Jésus remet à leur place. Est-ce une manière de se venger de son sort par une menace ? Ça ne ressemble pas beaucoup au Seigneur, et il n’y a pas beaucoup d’agressivité ou de méchanceté dans les paroles qu’il dit, il est presque désolé de ce qu’il annonce. C’est un avertissement, manifestement, mais de quoi ? Au matin du samedi saint, on ne connaît pas encore la prise de Jérusalem par Titus qui surviendra 40 ans plus tard environ, alors le cœur de l’avertissement ne peut pas être seulement historique. On remarque d’abord une attitude magistrale : on l’imagine bien se redressant pour s’adresser aux femmes. C’est aussi une manière d’affirmer son innocence : lui est le bois vert, tandis que le peuple est le bois sec. C’est donc un avertissement de l’injustice de la situation : le plus triste n’est pas tant ce que, lui, subit, c’est plutôt ce vers quoi est conduit le peuple. Il vaut mieux se lamenter de l’injustice qu’on ne corrige pas que de la souffrance qu’on observe. Mais pourquoi Jésus semble-t-il refuser la compassion ? Peut-être parce qu’il n’est pas en train de recevoir mais de donner. Au cœur du supplice, Jésus reste fort, majestueux. Juste après, il prie : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». C’est toujours magistral … c’est un peu plus miséricordieux, mais quand la miséricorde invite à la conversion, ne doit-elle pas être un peu rude ?

Enfin il y a eu, sur la croix, la rencontre avec les deux malfaiteurs condamnés avec lui. Matthieu et Marc disent que les deux l’injuriaient, mais Luc est plus nuancé. La tradition les appelle Dismas et Gesmas … Dismas à droite, le bon larron ; Gesmas à gauche, le mauvais larron, selon la symbolique latérale classique. Bien sûr, on n’engagera pas de polémique historique sur ces noms. Cela dit, Dismas est inscrit au martyrologe romain au 25 mars … donc sa mémoire est occultée par l’annonciation ! Mais, puisqu’on honore un saint le jour de sa naissance au ciel, c’est surtout le signe d’une antique tradition qui fait du 25 mars la date de la mort du Seigneur. Et donc aussi de sa conception puisqu’on part du principe qu’il a une humanité parfaite et donc un comput d’année sans décimale. Simple parenthèse pour rappeler que c’est Pâque qui commande Noël et non pas les habitudes païennes ! Mais revenons à nos larrons. L’un interpelle le Seigneur comme Christ, l’autre s’adresse à lui comme Roi. C’est un peu la question qui revient tout au long de la passion ! Le problème pour nous, c’est que la bonne approche ne semble pas être la nôtre, puisqu’on parle de Jésus-Christ plutôt que de Jésus-Roi, et que c’est le mauvais larron qui utilise le titre de Christ ! Sans doute qu’à ce moment-là, le titre de Christ présentait une grosse ambiguïté : la nature du Salut. Le mauvais larron reprend les moqueries des chefs du peuple : « sauve-toi » et il rajoute « et nous avec ». Comme si le salut était une chose mafieuse et qu’il suffisait d’être compagnon d’infortune pour bénéficier du salut. Mais le Christ n’est pas venu pour se sauver. D’ailleurs, on ne se sauve pas soi-même. Et le salut n’est pas temporel : on n’est pas sauvé des hommes, mais du péché. Et puis, il y a fort à penser que le mauvais larron ne pense pas un mot de ce qu’il dit.

En revanche Dismas … permettez-moi de l’appeler par son nom ! Dismas, donc a une tout autre approche. D’abord il reconnaît la justice de son sort, auquel il ne cherche pas à échapper. Dans le même mouvement il reconnaît l’injustice de la situation de Jésus. Même s’il ne l’a pas toujours respectée, il reste attaché à la justice. Et surtout il reconnaît la dignité de Jésus : « quand tu viendras avec ton royaume ». Une double confession : de son péché et de sa foi. Saint Augustin note qu’il accomplit ainsi ce que Rm 10,9-10 dit être essentiel au salut : « confesser de sa bouche que Jésus est Seigneur ; croire en son cœur à sa Résurrection ». Même s’il n’est que la sixième heure, le bon larron ressemble à l’ouvrier de la 11ème heure ! Ce qui est surtout frappant, c’est la réponse de Jésus : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis » … Le Paradis, c’est le jardin des origines, le lieu de la plénitude de la présence de Dieu et Jésus lui-même indique que c’est notre destination ! Avec une certaine malice, Claudel l’imagine arriver le vendredi soir, un peu en avance sur Jésus qui doit d’abord descendre aux enfers et n’arriver que le matin du dimanche, tout gêné comme un invité en avance ! Pour éviter cet embarras, d’autres le font passer par les enfers, dernier arrivé remontant dans la gloire de Dieu en compagnie d’Adam, le premier arrivé. S’étonnera-t-on que Jésus fasse arriver les derniers en premier ?

En vérité, tout cela n’a aucune importance, surtout pour les apôtres au matin du samedi saint. Ce qui leur importe c’est cet « aujourd’hui » ; c’est ce Paradis où Jésus a dit être non pas tout seul, mais en compagnie de ceux qui reconnaissent sa royauté. Ce qui importe ce matin c’est cette prière qu’il adresse par deux fois au Père : « pardonne-leur » et « en tes mains je remets mon esprit ». Signe que Jésus reste le fils du Très-Haut … qu’il dépasse nos schémas, nos calculs et nos habitudes. C’est à cela qu’il n’a pas voulu échapper en flattant les puissants, c’est pour cela qu’il est moins à plaindre que ceux qui restent tributaires des passions de l’histoire.

Ce matin dans le silence du grand sabbat, les disciples sont en deuil mais l’absence du Seigneur provoque le souvenir. Ils sont désemparés mais leur désarroi les invite à la confiance. Ils sont accablés mais la tristesse permet la persévérance. Le samedi saint nous dépouille et nous purifie.

Certainement la mort de Jésus a mis fin à aux rêves messianiques de ses partisans. Pourtant son silence devant Hérode rappelle que la Parole de Dieu n’est pas là pour répondre à nos illusions, et que c’est dans le silence de nos cœurs que murmure la brise légère de la Parole de Dieu.

Sans doute les disciples éprouvent-ils une certaine honte d’avoir fui, de n’avoir rien pu faire. Dans la tristesse du samedi saint, il y a une pointe de regret d’avoir été dépassé par les événements. Mais les paroles de Jésus aux femmes de Jérusalem rappellent que l’histoire ne se vit pas au bord du chemin, on y est plongé, et c’est quand on accepte de ne plus être dans le contrôle, que l’on peut s’ouvrir au mystère.

Nous savons aussi que les disciples étaient rassemblés, dans la peine, mais aussi dans la peur. Paradoxalement, le maître a été frappé, mais le troupeau ne s’est pas dispersé, il fait corps. Belle expression pour annoncer ce que sera l’Église. Sans doute manque-t-il quelque chose, mais la fidélité de leur attachement au Seigneur est le début de la communion.

Au cœur du grand silence du samedi saint, il reste cette affirmation qui est plus qu’une promesse : « aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis » et c’est une lueur qui brille dans l’obscurité de la tristesse, c’est une lumière qui éclaire les ténèbres de l’inconnu, c’est l’aube d’un jour nouveau qui s’annonce.

Si nous le voulons bien, comme pour les disciples, ce temps peut être l’aujourd’hui où commence la foi, l’aujourd’hui où s’allume l’espérance, l’aujourd’hui où germe la charité.

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Publié le 19 avril 2025