Père Charles Mallard : Vendredi Saint

Vendredi Saint
Le triduum a été introduit cette année par le récit de la Passion du Seigneur d’après l’évangile de saint Luc. On l’a lu, dimanche dernier … mais comme souvent, même si nous voulons être très attentifs à la Parole de Dieu, l’enchaînement des événements nous empêche bien souvent de nous arrêter vraiment sur les paroles du texte. Alors, on se contente d’une histoire un peu globale, mêlant les récits des quatre évangiles. C’est normal, mais il est un peu dommage de ne pas prendre les moyens de s’arrêter sur le texte lui-même, de se laisser conduire par lui, d’en apprécier la saveur particulière. Je vous propose donc de saisir l’occasion de ce triduum pour nous appuyer sur la passion du Seigneur selon saint Luc. Au début de la journée, nous allons scruter ce texte, le méditer pour qu’il éclaire ce que nous vivrons et qu’il nous guide.
Compte-tenu du moment où nos rencontres se placent, plutôt que de relire les évènements qui vont arriver pendant la journée … dont quand même nous avons une assez bonne idée. Je vous propose plutôt de nous placer dans la situation des apôtres, au début du jour. Eux ne savent pas ce qui va se passer. En revanche ils se souviennent bien de ce qui est arrivé, et c’est avec cette mémoire qu’ils abordent la journée.
Au seuil du vendredi, c’est dans la nuit que les choses se sont précipitées. Il y a eu ce repas avec le Seigneur, puis le départ vers le mont des Oliviers. Après un temps de prière, il y a eu l’arrestation de Jésus qui à cette heure attend que le conseil des anciens se réunisse pour statuer sur son sort.
Au cours du repas, Jésus a eu des paroles mystérieuses et inquiétantes : « j’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâques avec vous avant de souffrir » et il ajoutait qu’il ne mangera plus, qu’il ne boira plus du fruit de la vigne jusqu’à ce que vienne le Royaume de Dieu. Il y a eu aussi cette dispute entre eux, pour savoir qui est le plus grand. Certes les autres évangélistes placent cette discussion pendant la vie publique, mais n’est-il pas significatif que Luc la place précisément au moment du dernier repas ? Peut-être est-ce une allusion au lavement des pieds puisque Jésus conclut en disant « je suis au milieu de vous comme celui qui sert ». Peut-être pour rappeler que le repas du Seigneur n’est pas le lieu des questions de préséance.
Ensuite, il y a eu la prière au mont des Oliviers. Luc ne précise pas plus, il dit simplement que c’était l’habitude de Jésus d’aller prier la nuit, après le repas, au Mont des Oliviers. C’est à l’Est du Temple, de l’autre côté de la vallée du Cédron, en face de la Porte dorée, dont on dit que c’est par cette porte qu’entrera le Messie. A l’époque, elle n’est pas encore murée par Saladin. On prétend que c’est là qu’Anne et Joachim se sont retrouvés, prémisses de la naissance de Marie, c’est peut-être par cette porte aussi que Jésus est rentré au jour des Rameaux. D’après Luc, toujours, contrairement aux autres évangiles, dans ce qu’on appellera le jardin des Oliviers, il n’y avait pas que Pierre, Jacques et Jean, mais les disciples en général. Et Jésus s’éloigne à la distance d’un jet de pierre. C’est donc tous ceux qui assistaient au repas, qui se trouvent à proximité de Jésus en prière, c’est aussi tous qui s’endorment et qui se le voient reprocher – une seule fois. Entre temps, il y a eu la rencontre avec l’ange que Luc est seul à rapporter, mais dont on peut bien penser que les disciples l’ont confusément perçue dans leur demi-sommeil, comme dans un rêve.
Enfin l’arrestation de Jésus, avec le baiser de Judas, la défense pathétique qui a couté l’oreille droite au serviteur du grand prêtre, oreille aussitôt guérie par le Seigneur
Et voilà que – d’après ce que raconte Pierre qui a suivi la troupe et qui revient les yeux rougis d’avoir pleuré – Jésus se trouve maintenant dans la cour de la résidence du grand prêtre, attendant autour du feu où tous se réchauffent, mais où l’on imagine bien que l’ambiance est plutôt froide. Bientôt les anciens du peuple, grand prêtres et scribes vont former le conseil suprême devant qui le Seigneur sera déféré.
Il y avait quelque chose d’intrigant dans les paroles du Seigneur lors du dîner, hier soir. On comprend qu’il s’agissait d’un dernier repas, d’un moment qui ferme une époque pour en ouvrir une autre. Pourtant ce n’était pas un repas nostalgique où l’on se souvient du temps passé, c’était plutôt une sorte de rendez-vous. Jésus a beaucoup parlé du Royaume de Dieu : « jamais plus je ne mangerai la Pâque jusqu’à ce qu’elle soit pleinement accomplie dans le royaume de Dieu » ; « jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu’à ce que le royaume de Dieu soit venu ». Et encore : « je dispose pour vous du Royaume, comme le Père en a disposé pour moi ; Ainsi vous mangerez et boirez à ma table dans mon Royaume ». Ce repas pointe vers le Royaume de Dieu. C’est comme si Jésus fixait un horizon à ne pas oublier, un avenir qui éclaire ce qui va venir.
Et ce qui va venir, on a bien compris que c’était tragique. Il y a eu l’annonce de la trahison : « celui qui me livre est à côté de moi sur la table ». Il y a eu surtout cette affaire d’épée. Alors qu’il avait envoyé en mission, sans bourse, sans sac, sans sandale, voilà qu’il dit maintenant de prendre sa bourse, son sac, et d’acheter une épée même en vendant son manteau. Comme s’il n’était plus temps d’être dans la confiance en la providence mais dans la prudence pour le combat. Déjà Qohélet disait : « il y a un temps pour tout et un temps pour toute chose dans le ciel, un temps pour enfanter et un temps pour mourir […] un temps pour la guerre, et un temps pour la paix » (Qo 3, 1-2.8). Pourtant lorsqu’on lui présente les deux épées, Jésus dit « cela suffit » et l’on ne sait pas trop s’il était agacé qu’on prenne au sens littéral ce qui était symbolique, ou s’il estimait que deux épées suffiront pour se défendre ; à moins que, comme le disent certains commentateurs, cela suffise pour qu’il soit compté au rang des malfaiteurs ! Lors de l’arrestation, en tous cas, il ne manifeste aucune intention d’utiliser ces épées. Au contraire, il en efface la trace en réparant les dégâts et reproche aux gardes leurs épées et leurs bâtons.
Quelle est cette épée dont il faut se munir, même au prix du manteau, mais dont on ne doit pas se servir pour se défendre ? Cela peut-être le signe de la liberté : « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » dit Jésus. L’épée qui reste au fourreau n’est-elle pas le signe du consentement ? Saint Ambroise, pensant sans doute au glaive de l’Esprit dont parle saint Paul dans la lettre aux Éphésiens (Ep 6, 17) y voit le signe de la parole qui est comme un manteau intérieur :
Il y a aussi un glaive spirituel qui porte le chrétien à vendre son patrimoine pour acheter la parole qui est comme le vêtement intérieur de l’âme. Il y a encore le glaive de la souffrance qui nous fait sacrifier notre corps, et acheter la couronne sacrée du martyre avec les dépouilles de notre chair immolée. Dans ces deux glaives que les disciples avaient avec eux, je ne puis m’empêcher de voir encore la figure de l’Ancien et du Nouveau Testament, qui sont les armes mises en nos mains contre les attaques insidieuses du démon. (cité par S. Thomas d’Aquin, Catena Aurea)
Ainsi, il y a vraiment dans l’attitude du Seigneur quelque chose qui invite à l’espérance, au sens le plus théologique, voire théologal du terme : le désir du Royaume. Il y a aussi dans son attitude, au cours de cette nuit, une très touchante délicatesse. D’abord dans son dialogue avec Pierre, puis dans sa rencontre avec Judas, enfin pour le serviteur du grand prêtre à qui l’on a malencontreusement coupé l’oreille !
Alors que les autres évangélistes font de l’annonce du reniement de Pierre une sorte de rappel à la modestie face à un disciple un peu trop présomptueux, Luc rapporte une confidence de Jésus : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le blé. Mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères. » (v 31-32). D’abord l’emploi du prénom Simon, au moment même où il s’adresse à lui dans l’aspect le plus pétrinien de sa mission. Peut-être une manière de ne pas enfermer l’apôtre dans un rôle, une façon de le rejoindre dans son identité profonde. Imaginons quelqu’un s’adresser à Jean-Paul II en l’appelant « Karol » ou Benoit XVI en l’appelant « Joseph » … c’est bien le signe d’une proximité familière. Mais le reste de ce qui est dit rappelle bien la mission : il s’adresse à lui pour les apôtres : « Satan vous a réclamé pour vous passer au crible » et surtout « affermis tes frères ». Et puis, il y a aussi quelque chose de fort dans le rapprochement entre « que ta foi ne défaille pas » et « quand tu seras revenu ». Ne serait-ce pas contradictoire ? Ça l’est si l’on considère la foi comme une sorte de perfection, comme si la foi consistait à ne jamais douter, à ne jamais tomber. Mais ça n’est pas ce que dit Jésus qui nous révèle ainsi la foi comme un dynamisme, comme quelque chose de plus profond qui peut subsister même quand elle est ébranlée. Les paroles de Jésus disent presque plus sur la foi que sur la mission de Pierre. Et la prière de Jésus témoigne aussi d’une attention particulière du Seigneur pour son apôtre : « j’ai prié pour toi »
Il y a aussi une délicatesse particulière de Jésus dans la rencontre avec Judas. Chez Matthieu, il l’appelle « ami » en grec hetairos, qui est moins fort, moins affectif que philos. On pourrait le traduire par « camarade » et surtout, après, il lui dit « fait ce pourquoi tu es là ». Matthieu et Marc disent que Judas donne un baiser, Luc est moins catégorique : « il s’approche pour donner un baiser, mais Jésus lui dit … » comme si Jésus avait refusé le baiser. Là encore, chez Luc, Judas est appelé par son prénom. La forme interrogative « c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ? » peut être comprise comme une indignation, mais elle peut aussi être comprise comme un avertissement : en l’interrogeant, il donne une chance à Judas de ne pas rajouter l’ignominie de l’hypocrisie à l’ignominie de la trahison. J’aime à voir dans cette parole du Seigneur une manière de ne pas enfermer le pécheur dans le péché, une manière de limiter le mal, alors que bien souvent le mal entraine le mal. Comme s’il prenait soin du pécheur non pas après la catastrophe, mais en « limitant les dégâts ».
C’est d’ailleurs la même logique de ne pas se trouver enfermer dans la spirale du mal que l’on retrouve dans la guérison du serviteur à qui l’on a coupé l’oreille. Jésus « ayant touché l’oreille, le guérit ». Il y a dans cette phrase une sorte de sobriété qui rappelle les miracles de Jésus pendant son ministère. Saint Luc, l’évangéliste de la miséricorde ne renonce pas à montrer cette miséricorde au moment de la passion.
Dernier épisode que nous soulignerons, et qui est propre à Luc, la présence de l’ange lors de l’agonie. Ce moment où Jésus consent à la volonté du Père est rapportée par les trois évangiles synoptiques. De même que le conseil de « prier pour ne pas entrer en tentation ». Si Matthieu et Marc évoquent seulement Pierre Jacques et Jean, Luc ne mentionne personne en particulier, il fait participer tous les disciples à ce moment. Il n’y a pas non plus un triple aller-retour pour réveiller les disciples endormis. Le récit de Luc est sobre, comme pour se concentrer sur la prière du Seigneur. Physiquement, Jésus est isolé, à la distance d’un jet de pierre précise saint Luc. Ce qui suffit pour être séparé, sans perdre contact : ils peuvent voir, ils peuvent entendre ce qui se passe. Surtout, si le Seigneur est séparé des hommes, il n’est pas séparé de Dieu, puisque Luc précise qu’un ange le réconforte. Pourtant la présence de l’ange ne signifie pas tant la divinité de Jésus que son humanité : le Créateur n’a pas à être réconforté par la créature, c’est l’homme qui a besoin d’être réconforté dans l’épreuve. On notera que le réconfort intervient après le consentement et non pas avant. L’ange n’est pas là pour encourager Jésus à obéir, il l’accompagne dans le don qu’il fait de lui-même. Nous envisageons souvent l’union à Dieu comme un apaisement, ce n’est pas l’expérience de Jésus dans la nuit du Jeudi Saint. Car, plus surprenant encore, le réconfort de l’ange ne supprime pas la souffrance, mais d’une certaine manière provoque l’agonie. Un mot que Luc est le seul à utiliser, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans toute la Bible. C’est un mot qui en grec classique désigne la lutte, et par extension la préparation à la lutte, et le sentiment d’anxiété qui précède le combat.
Cette agonie est marquée par une prière plus intense et par la sueur de sang que Luc est, encore, le seul à rapporter. Il s’agit d’un phénomène médical rare connu sous le nom barbare d’hématidrose, qui peut survenir sous l’effet de l’anxiété ou d’un stress intense. Quelques manuscrits le passent sous silence, sans doute pour atténuer la dimension trop humaine du détail. De fait, les pères le commentent en y soulignant la participation du Seigneur à notre condition humaine, y compris dans ses faiblesses. Symboliquement, c’est le premier sang versé de la Passion. Mais ce n’est pas un sang consécutif à un coup qui vient de l’extérieur, il est versé de l’intérieur. Comme pour signifier le don de soi, le mouvement intérieur par lequel Jésus entre dans le sacrifice. On se souvient combien Blaise Pascal va lier cette sueur de sang au salut : « je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi »
Ainsi, au seuil de cette journée, le souvenir de la nuit avertit nos cœurs sur les enjeux de ce que nous allons célébrer. Il s’agit de garder les yeux fixés sur l’horizon que Jésus a indiqué : nous entrons dans le passage vers le Royaume de Dieu, un passage dans lequel le Seigneur s’engage volontairement, librement. Ce n’est pas parce qu’il subit qu’il est passif. Bien sûr on va le suivre, on va observer, on va contempler, mais non pas comme des spectateurs impuissants, plutôt comme des protagonistes concernés. Nous sommes concernés parce que c’est pour nous qu’il va souffrir ; nous sommes concernés aussi parce que nous sommes invités à suivre, à notre mesure, la même dynamique, le même passage. Nous entrons aussi dans la gravité du moment : ce n’est pas le temps de se reposer, ce n’est pas le temps de s’épargner, ce n’est pas non plus le temps de se désoler, mais c’est le temps de se laisser entraîner par le Christ sur le chemin du don de soi avec tout ce que cela peut impliquer de dépassement et de difficultés. La souffrance et les épreuves sont habitées par la présence de Dieu qui reste fidèle à sa tendresse et à sa délicatesse. La puissance du Seigneur ne se manifestera pas dans la tranquillité apaisée d’une journée sans histoire, mais dans la douceur inébranlée d’un amour généreux.
Publié le 18 avril 2025
Père Charles Mallard : Vendredi Saint
Vendredi Saint
Le triduum a été introduit cette année par le récit de la Passion du Seigneur d’après l’évangile de saint Luc. On l’a lu, dimanche dernier … mais comme souvent, même si nous voulons être très attentifs à la Parole de Dieu, l’enchaînement des événements nous empêche bien souvent de nous arrêter vraiment sur les paroles du texte. Alors, on se contente d’une histoire un peu globale, mêlant les récits des quatre évangiles. C’est normal, mais il est un peu dommage de ne pas prendre les moyens de s’arrêter sur le texte lui-même, de se laisser conduire par lui, d’en apprécier la saveur particulière. Je vous propose donc de saisir l’occasion de ce triduum pour nous appuyer sur la passion du Seigneur selon saint Luc. Au début de la journée, nous allons scruter ce texte, le méditer pour qu’il éclaire ce que nous vivrons et qu’il nous guide.
Compte-tenu du moment où nos rencontres se placent, plutôt que de relire les évènements qui vont arriver pendant la journée … dont quand même nous avons une assez bonne idée. Je vous propose plutôt de nous placer dans la situation des apôtres, au début du jour. Eux ne savent pas ce qui va se passer. En revanche ils se souviennent bien de ce qui est arrivé, et c’est avec cette mémoire qu’ils abordent la journée.
Au seuil du vendredi, c’est dans la nuit que les choses se sont précipitées. Il y a eu ce repas avec le Seigneur, puis le départ vers le mont des Oliviers. Après un temps de prière, il y a eu l’arrestation de Jésus qui à cette heure attend que le conseil des anciens se réunisse pour statuer sur son sort.
Au cours du repas, Jésus a eu des paroles mystérieuses et inquiétantes : « j’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâques avec vous avant de souffrir » et il ajoutait qu’il ne mangera plus, qu’il ne boira plus du fruit de la vigne jusqu’à ce que vienne le Royaume de Dieu. Il y a eu aussi cette dispute entre eux, pour savoir qui est le plus grand. Certes les autres évangélistes placent cette discussion pendant la vie publique, mais n’est-il pas significatif que Luc la place précisément au moment du dernier repas ? Peut-être est-ce une allusion au lavement des pieds puisque Jésus conclut en disant « je suis au milieu de vous comme celui qui sert ». Peut-être pour rappeler que le repas du Seigneur n’est pas le lieu des questions de préséance.
Ensuite, il y a eu la prière au mont des Oliviers. Luc ne précise pas plus, il dit simplement que c’était l’habitude de Jésus d’aller prier la nuit, après le repas, au Mont des Oliviers. C’est à l’Est du Temple, de l’autre côté de la vallée du Cédron, en face de la Porte dorée, dont on dit que c’est par cette porte qu’entrera le Messie. A l’époque, elle n’est pas encore murée par Saladin. On prétend que c’est là qu’Anne et Joachim se sont retrouvés, prémisses de la naissance de Marie, c’est peut-être par cette porte aussi que Jésus est rentré au jour des Rameaux. D’après Luc, toujours, contrairement aux autres évangiles, dans ce qu’on appellera le jardin des Oliviers, il n’y avait pas que Pierre, Jacques et Jean, mais les disciples en général. Et Jésus s’éloigne à la distance d’un jet de pierre. C’est donc tous ceux qui assistaient au repas, qui se trouvent à proximité de Jésus en prière, c’est aussi tous qui s’endorment et qui se le voient reprocher – une seule fois. Entre temps, il y a eu la rencontre avec l’ange que Luc est seul à rapporter, mais dont on peut bien penser que les disciples l’ont confusément perçue dans leur demi-sommeil, comme dans un rêve.
Enfin l’arrestation de Jésus, avec le baiser de Judas, la défense pathétique qui a couté l’oreille droite au serviteur du grand prêtre, oreille aussitôt guérie par le Seigneur
Et voilà que – d’après ce que raconte Pierre qui a suivi la troupe et qui revient les yeux rougis d’avoir pleuré – Jésus se trouve maintenant dans la cour de la résidence du grand prêtre, attendant autour du feu où tous se réchauffent, mais où l’on imagine bien que l’ambiance est plutôt froide. Bientôt les anciens du peuple, grand prêtres et scribes vont former le conseil suprême devant qui le Seigneur sera déféré.
Il y avait quelque chose d’intrigant dans les paroles du Seigneur lors du dîner, hier soir. On comprend qu’il s’agissait d’un dernier repas, d’un moment qui ferme une époque pour en ouvrir une autre. Pourtant ce n’était pas un repas nostalgique où l’on se souvient du temps passé, c’était plutôt une sorte de rendez-vous. Jésus a beaucoup parlé du Royaume de Dieu : « jamais plus je ne mangerai la Pâque jusqu’à ce qu’elle soit pleinement accomplie dans le royaume de Dieu » ; « jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu’à ce que le royaume de Dieu soit venu ». Et encore : « je dispose pour vous du Royaume, comme le Père en a disposé pour moi ; Ainsi vous mangerez et boirez à ma table dans mon Royaume ». Ce repas pointe vers le Royaume de Dieu. C’est comme si Jésus fixait un horizon à ne pas oublier, un avenir qui éclaire ce qui va venir.
Et ce qui va venir, on a bien compris que c’était tragique. Il y a eu l’annonce de la trahison : « celui qui me livre est à côté de moi sur la table ». Il y a eu surtout cette affaire d’épée. Alors qu’il avait envoyé en mission, sans bourse, sans sac, sans sandale, voilà qu’il dit maintenant de prendre sa bourse, son sac, et d’acheter une épée même en vendant son manteau. Comme s’il n’était plus temps d’être dans la confiance en la providence mais dans la prudence pour le combat. Déjà Qohélet disait : « il y a un temps pour tout et un temps pour toute chose dans le ciel, un temps pour enfanter et un temps pour mourir […] un temps pour la guerre, et un temps pour la paix » (Qo 3, 1-2.8). Pourtant lorsqu’on lui présente les deux épées, Jésus dit « cela suffit » et l’on ne sait pas trop s’il était agacé qu’on prenne au sens littéral ce qui était symbolique, ou s’il estimait que deux épées suffiront pour se défendre ; à moins que, comme le disent certains commentateurs, cela suffise pour qu’il soit compté au rang des malfaiteurs ! Lors de l’arrestation, en tous cas, il ne manifeste aucune intention d’utiliser ces épées. Au contraire, il en efface la trace en réparant les dégâts et reproche aux gardes leurs épées et leurs bâtons.
Quelle est cette épée dont il faut se munir, même au prix du manteau, mais dont on ne doit pas se servir pour se défendre ? Cela peut-être le signe de la liberté : « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » dit Jésus. L’épée qui reste au fourreau n’est-elle pas le signe du consentement ? Saint Ambroise, pensant sans doute au glaive de l’Esprit dont parle saint Paul dans la lettre aux Éphésiens (Ep 6, 17) y voit le signe de la parole qui est comme un manteau intérieur :
Il y a aussi un glaive spirituel qui porte le chrétien à vendre son patrimoine pour acheter la parole qui est comme le vêtement intérieur de l’âme. Il y a encore le glaive de la souffrance qui nous fait sacrifier notre corps, et acheter la couronne sacrée du martyre avec les dépouilles de notre chair immolée. Dans ces deux glaives que les disciples avaient avec eux, je ne puis m’empêcher de voir encore la figure de l’Ancien et du Nouveau Testament, qui sont les armes mises en nos mains contre les attaques insidieuses du démon. (cité par S. Thomas d’Aquin, Catena Aurea)
Ainsi, il y a vraiment dans l’attitude du Seigneur quelque chose qui invite à l’espérance, au sens le plus théologique, voire théologal du terme : le désir du Royaume. Il y a aussi dans son attitude, au cours de cette nuit, une très touchante délicatesse. D’abord dans son dialogue avec Pierre, puis dans sa rencontre avec Judas, enfin pour le serviteur du grand prêtre à qui l’on a malencontreusement coupé l’oreille !
Alors que les autres évangélistes font de l’annonce du reniement de Pierre une sorte de rappel à la modestie face à un disciple un peu trop présomptueux, Luc rapporte une confidence de Jésus : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le blé. Mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères. » (v 31-32). D’abord l’emploi du prénom Simon, au moment même où il s’adresse à lui dans l’aspect le plus pétrinien de sa mission. Peut-être une manière de ne pas enfermer l’apôtre dans un rôle, une façon de le rejoindre dans son identité profonde. Imaginons quelqu’un s’adresser à Jean-Paul II en l’appelant « Karol » ou Benoit XVI en l’appelant « Joseph » … c’est bien le signe d’une proximité familière. Mais le reste de ce qui est dit rappelle bien la mission : il s’adresse à lui pour les apôtres : « Satan vous a réclamé pour vous passer au crible » et surtout « affermis tes frères ». Et puis, il y a aussi quelque chose de fort dans le rapprochement entre « que ta foi ne défaille pas » et « quand tu seras revenu ». Ne serait-ce pas contradictoire ? Ça l’est si l’on considère la foi comme une sorte de perfection, comme si la foi consistait à ne jamais douter, à ne jamais tomber. Mais ça n’est pas ce que dit Jésus qui nous révèle ainsi la foi comme un dynamisme, comme quelque chose de plus profond qui peut subsister même quand elle est ébranlée. Les paroles de Jésus disent presque plus sur la foi que sur la mission de Pierre. Et la prière de Jésus témoigne aussi d’une attention particulière du Seigneur pour son apôtre : « j’ai prié pour toi »
Il y a aussi une délicatesse particulière de Jésus dans la rencontre avec Judas. Chez Matthieu, il l’appelle « ami » en grec hetairos, qui est moins fort, moins affectif que philos. On pourrait le traduire par « camarade » et surtout, après, il lui dit « fait ce pourquoi tu es là ». Matthieu et Marc disent que Judas donne un baiser, Luc est moins catégorique : « il s’approche pour donner un baiser, mais Jésus lui dit … » comme si Jésus avait refusé le baiser. Là encore, chez Luc, Judas est appelé par son prénom. La forme interrogative « c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ? » peut être comprise comme une indignation, mais elle peut aussi être comprise comme un avertissement : en l’interrogeant, il donne une chance à Judas de ne pas rajouter l’ignominie de l’hypocrisie à l’ignominie de la trahison. J’aime à voir dans cette parole du Seigneur une manière de ne pas enfermer le pécheur dans le péché, une manière de limiter le mal, alors que bien souvent le mal entraine le mal. Comme s’il prenait soin du pécheur non pas après la catastrophe, mais en « limitant les dégâts ».
C’est d’ailleurs la même logique de ne pas se trouver enfermer dans la spirale du mal que l’on retrouve dans la guérison du serviteur à qui l’on a coupé l’oreille. Jésus « ayant touché l’oreille, le guérit ». Il y a dans cette phrase une sorte de sobriété qui rappelle les miracles de Jésus pendant son ministère. Saint Luc, l’évangéliste de la miséricorde ne renonce pas à montrer cette miséricorde au moment de la passion.
Dernier épisode que nous soulignerons, et qui est propre à Luc, la présence de l’ange lors de l’agonie. Ce moment où Jésus consent à la volonté du Père est rapportée par les trois évangiles synoptiques. De même que le conseil de « prier pour ne pas entrer en tentation ». Si Matthieu et Marc évoquent seulement Pierre Jacques et Jean, Luc ne mentionne personne en particulier, il fait participer tous les disciples à ce moment. Il n’y a pas non plus un triple aller-retour pour réveiller les disciples endormis. Le récit de Luc est sobre, comme pour se concentrer sur la prière du Seigneur. Physiquement, Jésus est isolé, à la distance d’un jet de pierre précise saint Luc. Ce qui suffit pour être séparé, sans perdre contact : ils peuvent voir, ils peuvent entendre ce qui se passe. Surtout, si le Seigneur est séparé des hommes, il n’est pas séparé de Dieu, puisque Luc précise qu’un ange le réconforte. Pourtant la présence de l’ange ne signifie pas tant la divinité de Jésus que son humanité : le Créateur n’a pas à être réconforté par la créature, c’est l’homme qui a besoin d’être réconforté dans l’épreuve. On notera que le réconfort intervient après le consentement et non pas avant. L’ange n’est pas là pour encourager Jésus à obéir, il l’accompagne dans le don qu’il fait de lui-même. Nous envisageons souvent l’union à Dieu comme un apaisement, ce n’est pas l’expérience de Jésus dans la nuit du Jeudi Saint. Car, plus surprenant encore, le réconfort de l’ange ne supprime pas la souffrance, mais d’une certaine manière provoque l’agonie. Un mot que Luc est le seul à utiliser, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans toute la Bible. C’est un mot qui en grec classique désigne la lutte, et par extension la préparation à la lutte, et le sentiment d’anxiété qui précède le combat.
Cette agonie est marquée par une prière plus intense et par la sueur de sang que Luc est, encore, le seul à rapporter. Il s’agit d’un phénomène médical rare connu sous le nom barbare d’hématidrose, qui peut survenir sous l’effet de l’anxiété ou d’un stress intense. Quelques manuscrits le passent sous silence, sans doute pour atténuer la dimension trop humaine du détail. De fait, les pères le commentent en y soulignant la participation du Seigneur à notre condition humaine, y compris dans ses faiblesses. Symboliquement, c’est le premier sang versé de la Passion. Mais ce n’est pas un sang consécutif à un coup qui vient de l’extérieur, il est versé de l’intérieur. Comme pour signifier le don de soi, le mouvement intérieur par lequel Jésus entre dans le sacrifice. On se souvient combien Blaise Pascal va lier cette sueur de sang au salut : « je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi »
Ainsi, au seuil de cette journée, le souvenir de la nuit avertit nos cœurs sur les enjeux de ce que nous allons célébrer. Il s’agit de garder les yeux fixés sur l’horizon que Jésus a indiqué : nous entrons dans le passage vers le Royaume de Dieu, un passage dans lequel le Seigneur s’engage volontairement, librement. Ce n’est pas parce qu’il subit qu’il est passif. Bien sûr on va le suivre, on va observer, on va contempler, mais non pas comme des spectateurs impuissants, plutôt comme des protagonistes concernés. Nous sommes concernés parce que c’est pour nous qu’il va souffrir ; nous sommes concernés aussi parce que nous sommes invités à suivre, à notre mesure, la même dynamique, le même passage. Nous entrons aussi dans la gravité du moment : ce n’est pas le temps de se reposer, ce n’est pas le temps de s’épargner, ce n’est pas non plus le temps de se désoler, mais c’est le temps de se laisser entraîner par le Christ sur le chemin du don de soi avec tout ce que cela peut impliquer de dépassement et de difficultés. La souffrance et les épreuves sont habitées par la présence de Dieu qui reste fidèle à sa tendresse et à sa délicatesse. La puissance du Seigneur ne se manifestera pas dans la tranquillité apaisée d’une journée sans histoire, mais dans la douceur inébranlée d’un amour généreux.
Publié le 18 avril 2025
Père Charles Mallard : Vendredi Saint

Vendredi Saint
Le triduum a été introduit cette année par le récit de la Passion du Seigneur d’après l’évangile de saint Luc. On l’a lu, dimanche dernier … mais comme souvent, même si nous voulons être très attentifs à la Parole de Dieu, l’enchaînement des événements nous empêche bien souvent de nous arrêter vraiment sur les paroles du texte. Alors, on se contente d’une histoire un peu globale, mêlant les récits des quatre évangiles. C’est normal, mais il est un peu dommage de ne pas prendre les moyens de s’arrêter sur le texte lui-même, de se laisser conduire par lui, d’en apprécier la saveur particulière. Je vous propose donc de saisir l’occasion de ce triduum pour nous appuyer sur la passion du Seigneur selon saint Luc. Au début de la journée, nous allons scruter ce texte, le méditer pour qu’il éclaire ce que nous vivrons et qu’il nous guide.
Compte-tenu du moment où nos rencontres se placent, plutôt que de relire les évènements qui vont arriver pendant la journée … dont quand même nous avons une assez bonne idée. Je vous propose plutôt de nous placer dans la situation des apôtres, au début du jour. Eux ne savent pas ce qui va se passer. En revanche ils se souviennent bien de ce qui est arrivé, et c’est avec cette mémoire qu’ils abordent la journée.
Au seuil du vendredi, c’est dans la nuit que les choses se sont précipitées. Il y a eu ce repas avec le Seigneur, puis le départ vers le mont des Oliviers. Après un temps de prière, il y a eu l’arrestation de Jésus qui à cette heure attend que le conseil des anciens se réunisse pour statuer sur son sort.
Au cours du repas, Jésus a eu des paroles mystérieuses et inquiétantes : « j’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâques avec vous avant de souffrir » et il ajoutait qu’il ne mangera plus, qu’il ne boira plus du fruit de la vigne jusqu’à ce que vienne le Royaume de Dieu. Il y a eu aussi cette dispute entre eux, pour savoir qui est le plus grand. Certes les autres évangélistes placent cette discussion pendant la vie publique, mais n’est-il pas significatif que Luc la place précisément au moment du dernier repas ? Peut-être est-ce une allusion au lavement des pieds puisque Jésus conclut en disant « je suis au milieu de vous comme celui qui sert ». Peut-être pour rappeler que le repas du Seigneur n’est pas le lieu des questions de préséance.
Ensuite, il y a eu la prière au mont des Oliviers. Luc ne précise pas plus, il dit simplement que c’était l’habitude de Jésus d’aller prier la nuit, après le repas, au Mont des Oliviers. C’est à l’Est du Temple, de l’autre côté de la vallée du Cédron, en face de la Porte dorée, dont on dit que c’est par cette porte qu’entrera le Messie. A l’époque, elle n’est pas encore murée par Saladin. On prétend que c’est là qu’Anne et Joachim se sont retrouvés, prémisses de la naissance de Marie, c’est peut-être par cette porte aussi que Jésus est rentré au jour des Rameaux. D’après Luc, toujours, contrairement aux autres évangiles, dans ce qu’on appellera le jardin des Oliviers, il n’y avait pas que Pierre, Jacques et Jean, mais les disciples en général. Et Jésus s’éloigne à la distance d’un jet de pierre. C’est donc tous ceux qui assistaient au repas, qui se trouvent à proximité de Jésus en prière, c’est aussi tous qui s’endorment et qui se le voient reprocher – une seule fois. Entre temps, il y a eu la rencontre avec l’ange que Luc est seul à rapporter, mais dont on peut bien penser que les disciples l’ont confusément perçue dans leur demi-sommeil, comme dans un rêve.
Enfin l’arrestation de Jésus, avec le baiser de Judas, la défense pathétique qui a couté l’oreille droite au serviteur du grand prêtre, oreille aussitôt guérie par le Seigneur
Et voilà que – d’après ce que raconte Pierre qui a suivi la troupe et qui revient les yeux rougis d’avoir pleuré – Jésus se trouve maintenant dans la cour de la résidence du grand prêtre, attendant autour du feu où tous se réchauffent, mais où l’on imagine bien que l’ambiance est plutôt froide. Bientôt les anciens du peuple, grand prêtres et scribes vont former le conseil suprême devant qui le Seigneur sera déféré.
Il y avait quelque chose d’intrigant dans les paroles du Seigneur lors du dîner, hier soir. On comprend qu’il s’agissait d’un dernier repas, d’un moment qui ferme une époque pour en ouvrir une autre. Pourtant ce n’était pas un repas nostalgique où l’on se souvient du temps passé, c’était plutôt une sorte de rendez-vous. Jésus a beaucoup parlé du Royaume de Dieu : « jamais plus je ne mangerai la Pâque jusqu’à ce qu’elle soit pleinement accomplie dans le royaume de Dieu » ; « jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu’à ce que le royaume de Dieu soit venu ». Et encore : « je dispose pour vous du Royaume, comme le Père en a disposé pour moi ; Ainsi vous mangerez et boirez à ma table dans mon Royaume ». Ce repas pointe vers le Royaume de Dieu. C’est comme si Jésus fixait un horizon à ne pas oublier, un avenir qui éclaire ce qui va venir.
Et ce qui va venir, on a bien compris que c’était tragique. Il y a eu l’annonce de la trahison : « celui qui me livre est à côté de moi sur la table ». Il y a eu surtout cette affaire d’épée. Alors qu’il avait envoyé en mission, sans bourse, sans sac, sans sandale, voilà qu’il dit maintenant de prendre sa bourse, son sac, et d’acheter une épée même en vendant son manteau. Comme s’il n’était plus temps d’être dans la confiance en la providence mais dans la prudence pour le combat. Déjà Qohélet disait : « il y a un temps pour tout et un temps pour toute chose dans le ciel, un temps pour enfanter et un temps pour mourir […] un temps pour la guerre, et un temps pour la paix » (Qo 3, 1-2.8). Pourtant lorsqu’on lui présente les deux épées, Jésus dit « cela suffit » et l’on ne sait pas trop s’il était agacé qu’on prenne au sens littéral ce qui était symbolique, ou s’il estimait que deux épées suffiront pour se défendre ; à moins que, comme le disent certains commentateurs, cela suffise pour qu’il soit compté au rang des malfaiteurs ! Lors de l’arrestation, en tous cas, il ne manifeste aucune intention d’utiliser ces épées. Au contraire, il en efface la trace en réparant les dégâts et reproche aux gardes leurs épées et leurs bâtons.
Quelle est cette épée dont il faut se munir, même au prix du manteau, mais dont on ne doit pas se servir pour se défendre ? Cela peut-être le signe de la liberté : « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » dit Jésus. L’épée qui reste au fourreau n’est-elle pas le signe du consentement ? Saint Ambroise, pensant sans doute au glaive de l’Esprit dont parle saint Paul dans la lettre aux Éphésiens (Ep 6, 17) y voit le signe de la parole qui est comme un manteau intérieur :
Il y a aussi un glaive spirituel qui porte le chrétien à vendre son patrimoine pour acheter la parole qui est comme le vêtement intérieur de l’âme. Il y a encore le glaive de la souffrance qui nous fait sacrifier notre corps, et acheter la couronne sacrée du martyre avec les dépouilles de notre chair immolée. Dans ces deux glaives que les disciples avaient avec eux, je ne puis m’empêcher de voir encore la figure de l’Ancien et du Nouveau Testament, qui sont les armes mises en nos mains contre les attaques insidieuses du démon. (cité par S. Thomas d’Aquin, Catena Aurea)
Ainsi, il y a vraiment dans l’attitude du Seigneur quelque chose qui invite à l’espérance, au sens le plus théologique, voire théologal du terme : le désir du Royaume. Il y a aussi dans son attitude, au cours de cette nuit, une très touchante délicatesse. D’abord dans son dialogue avec Pierre, puis dans sa rencontre avec Judas, enfin pour le serviteur du grand prêtre à qui l’on a malencontreusement coupé l’oreille !
Alors que les autres évangélistes font de l’annonce du reniement de Pierre une sorte de rappel à la modestie face à un disciple un peu trop présomptueux, Luc rapporte une confidence de Jésus : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le blé. Mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères. » (v 31-32). D’abord l’emploi du prénom Simon, au moment même où il s’adresse à lui dans l’aspect le plus pétrinien de sa mission. Peut-être une manière de ne pas enfermer l’apôtre dans un rôle, une façon de le rejoindre dans son identité profonde. Imaginons quelqu’un s’adresser à Jean-Paul II en l’appelant « Karol » ou Benoit XVI en l’appelant « Joseph » … c’est bien le signe d’une proximité familière. Mais le reste de ce qui est dit rappelle bien la mission : il s’adresse à lui pour les apôtres : « Satan vous a réclamé pour vous passer au crible » et surtout « affermis tes frères ». Et puis, il y a aussi quelque chose de fort dans le rapprochement entre « que ta foi ne défaille pas » et « quand tu seras revenu ». Ne serait-ce pas contradictoire ? Ça l’est si l’on considère la foi comme une sorte de perfection, comme si la foi consistait à ne jamais douter, à ne jamais tomber. Mais ça n’est pas ce que dit Jésus qui nous révèle ainsi la foi comme un dynamisme, comme quelque chose de plus profond qui peut subsister même quand elle est ébranlée. Les paroles de Jésus disent presque plus sur la foi que sur la mission de Pierre. Et la prière de Jésus témoigne aussi d’une attention particulière du Seigneur pour son apôtre : « j’ai prié pour toi »
Il y a aussi une délicatesse particulière de Jésus dans la rencontre avec Judas. Chez Matthieu, il l’appelle « ami » en grec hetairos, qui est moins fort, moins affectif que philos. On pourrait le traduire par « camarade » et surtout, après, il lui dit « fait ce pourquoi tu es là ». Matthieu et Marc disent que Judas donne un baiser, Luc est moins catégorique : « il s’approche pour donner un baiser, mais Jésus lui dit … » comme si Jésus avait refusé le baiser. Là encore, chez Luc, Judas est appelé par son prénom. La forme interrogative « c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ? » peut être comprise comme une indignation, mais elle peut aussi être comprise comme un avertissement : en l’interrogeant, il donne une chance à Judas de ne pas rajouter l’ignominie de l’hypocrisie à l’ignominie de la trahison. J’aime à voir dans cette parole du Seigneur une manière de ne pas enfermer le pécheur dans le péché, une manière de limiter le mal, alors que bien souvent le mal entraine le mal. Comme s’il prenait soin du pécheur non pas après la catastrophe, mais en « limitant les dégâts ».
C’est d’ailleurs la même logique de ne pas se trouver enfermer dans la spirale du mal que l’on retrouve dans la guérison du serviteur à qui l’on a coupé l’oreille. Jésus « ayant touché l’oreille, le guérit ». Il y a dans cette phrase une sorte de sobriété qui rappelle les miracles de Jésus pendant son ministère. Saint Luc, l’évangéliste de la miséricorde ne renonce pas à montrer cette miséricorde au moment de la passion.
Dernier épisode que nous soulignerons, et qui est propre à Luc, la présence de l’ange lors de l’agonie. Ce moment où Jésus consent à la volonté du Père est rapportée par les trois évangiles synoptiques. De même que le conseil de « prier pour ne pas entrer en tentation ». Si Matthieu et Marc évoquent seulement Pierre Jacques et Jean, Luc ne mentionne personne en particulier, il fait participer tous les disciples à ce moment. Il n’y a pas non plus un triple aller-retour pour réveiller les disciples endormis. Le récit de Luc est sobre, comme pour se concentrer sur la prière du Seigneur. Physiquement, Jésus est isolé, à la distance d’un jet de pierre précise saint Luc. Ce qui suffit pour être séparé, sans perdre contact : ils peuvent voir, ils peuvent entendre ce qui se passe. Surtout, si le Seigneur est séparé des hommes, il n’est pas séparé de Dieu, puisque Luc précise qu’un ange le réconforte. Pourtant la présence de l’ange ne signifie pas tant la divinité de Jésus que son humanité : le Créateur n’a pas à être réconforté par la créature, c’est l’homme qui a besoin d’être réconforté dans l’épreuve. On notera que le réconfort intervient après le consentement et non pas avant. L’ange n’est pas là pour encourager Jésus à obéir, il l’accompagne dans le don qu’il fait de lui-même. Nous envisageons souvent l’union à Dieu comme un apaisement, ce n’est pas l’expérience de Jésus dans la nuit du Jeudi Saint. Car, plus surprenant encore, le réconfort de l’ange ne supprime pas la souffrance, mais d’une certaine manière provoque l’agonie. Un mot que Luc est le seul à utiliser, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans toute la Bible. C’est un mot qui en grec classique désigne la lutte, et par extension la préparation à la lutte, et le sentiment d’anxiété qui précède le combat.
Cette agonie est marquée par une prière plus intense et par la sueur de sang que Luc est, encore, le seul à rapporter. Il s’agit d’un phénomène médical rare connu sous le nom barbare d’hématidrose, qui peut survenir sous l’effet de l’anxiété ou d’un stress intense. Quelques manuscrits le passent sous silence, sans doute pour atténuer la dimension trop humaine du détail. De fait, les pères le commentent en y soulignant la participation du Seigneur à notre condition humaine, y compris dans ses faiblesses. Symboliquement, c’est le premier sang versé de la Passion. Mais ce n’est pas un sang consécutif à un coup qui vient de l’extérieur, il est versé de l’intérieur. Comme pour signifier le don de soi, le mouvement intérieur par lequel Jésus entre dans le sacrifice. On se souvient combien Blaise Pascal va lier cette sueur de sang au salut : « je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi »
Ainsi, au seuil de cette journée, le souvenir de la nuit avertit nos cœurs sur les enjeux de ce que nous allons célébrer. Il s’agit de garder les yeux fixés sur l’horizon que Jésus a indiqué : nous entrons dans le passage vers le Royaume de Dieu, un passage dans lequel le Seigneur s’engage volontairement, librement. Ce n’est pas parce qu’il subit qu’il est passif. Bien sûr on va le suivre, on va observer, on va contempler, mais non pas comme des spectateurs impuissants, plutôt comme des protagonistes concernés. Nous sommes concernés parce que c’est pour nous qu’il va souffrir ; nous sommes concernés aussi parce que nous sommes invités à suivre, à notre mesure, la même dynamique, le même passage. Nous entrons aussi dans la gravité du moment : ce n’est pas le temps de se reposer, ce n’est pas le temps de s’épargner, ce n’est pas non plus le temps de se désoler, mais c’est le temps de se laisser entraîner par le Christ sur le chemin du don de soi avec tout ce que cela peut impliquer de dépassement et de difficultés. La souffrance et les épreuves sont habitées par la présence de Dieu qui reste fidèle à sa tendresse et à sa délicatesse. La puissance du Seigneur ne se manifestera pas dans la tranquillité apaisée d’une journée sans histoire, mais dans la douceur inébranlée d’un amour généreux.
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Publié le 18 avril 2025